LE STATUT DU FRANÇAIS DANS LE SYSTEME EDUCATIF BURUNDAIS. ANALYSE D’UN FACTEUR D’ECHEC SCOLAIRE

Constantin Ntiranyibagira1, Audace Mbonyingingo2, Judith NDAYIZEYE3, Epimaque NSHIMIRIMANA4

Université du Burundi

1constantin.ntiranyibagira@ub.edu.bi

2 audace.mbonyingingo@ub.edu.bi

3ndayizeyejud@yahoo.fr

4nshimeppy77@gmail.com

DOI : https://doi.org/10.60481/revue-rise.N1.4

Résumé 

Dans cet article, nous analysons, à l’aide de la méthode qualitative, les usages scolaires de la langue française par les enseignants Burundais en nous référant aux pratiques langagières en vigueur dans les classes de 5ème année de l’école fondamentale. Les données y relatives, recueillies dans le cadre du Projet APPRENDRE (Enseignements-apprentissages plurilingues) et grâce à une grille d’observation de pratiques de classe et d’un guide d’entretien, ont concerné deux provinces à savoir Bujumbura (capitale du pays) et Cankuzo (extrême Est du Burundi). Concrètement, l’enquête a impliqué 30 écoles, donc 30 enseignants, à raison d’un enseignant par école. Il a été notamment remarqué que les enseignants recourent souvent à la L1 (essentiellement le kirundi) pour tenter de masquer leur faible niveau de maîtrise du français. Aussi, pour les enseignants, le bi-plurilinguisme constitue plus un fardeau qu’un avantage.

Mots clés : Education, français, bilinguisme, échec scolaire, Burundi.

Abstract:

In this article, we resort to the qualitative method to analyse the use of the French language by Burundian teachers in the classroom, with reference to language practices in the 5th year of primary school. The related data, collected within the framework of the APPRENDRE Project (Multilingual teaching and learning) and thanks to a class observation grid and an interview guide, concerned two provinces, namely Bujumbura (the country's capital) and Cankuzo (the far east of Burundi). In concrete terms, the survey involved 30 schools, i.e. 30 teachers, with one teacher per school. It was noted in particular that teachers often use L1 (essentially Kirundi) in an attempt to mask their low level of proficiency in French. Thus, for the teachers, bi-plurilingualism is more a burden than a benefit.

Keywords: Education, French, bilingualism, school failure, Burundi.


Introduction

Le paysage linguistique burundais compte actuellement quatre (4) principales langues, à savoir le kirundi, le français, le kiswahili, et l’anglais (Ntahonkiriye, 2008: 61). En plus de ces langues les plus parlées, d’autres sont essentiellement utilisées au sein des communautés d’immigrés. Les étrangers vivant au Burundi sont surtout formés d’Européens, de Rwandais, de Congolais (Congo-Kinshasa), de Tanzaniens, de Maliens, de Sénégalais, de Guinéens, d’Arabes, et d’Indo-pakistanais (Cazenave Piarrot, 2012). Dans l’ensemble, le kirundi (langue maternelle pour la quasi-totalité de Burundais) est majoritairement la langue la plus utilisée dans tout le pays (Frey, 1995), et le nombre absolu de locuteurs du français, du kiswahili, et de l’anglais est plus élevé en milieu rural que dans les centres urbains (Jaromír, 2010: 185). Selon Jaromír, le degré d’urbanisation et la répartition territoriale des écoles peuvent justifier ce nombre en apparence élevé de locuteurs de ces trois dernières langues en milieu rural. En effet, étant donné que le Burundi a un faible niveau d’urbanisation, et que la grande majorité des écoles se localise en milieu rural, il est par conséquent normal que le nombre absolu de locuteurs citadins desdites langues soit relativement moins élevé. La catégorie de locuteurs plurilingues constitue un cas particulier. Ce groupe est en général constitué de l’élite burundaise, de certains Burundais non instruits ayant appris le kiswahili sur-le-tas et d’immigrés.

Mais, qu’en est-il de l’enseignement-apprentissage du français en classe de 5ème année de l’école fondamentale au Burundi? Telle est la question à laquelle nous tentons d’apporter une réponse dans cet article, en appliquant la méthode qualitative aux résultats d’une étude sur « l’enseignement-apprentissage bi-plurilingue au Burundi » menée par une équipe d’enseignants chercheurs de l’Université du Burundi dans le cadre du Projet APPRENDRE. Au Burundi, le niveau fondamental s’étale sur 9 ans (de la 1ère année à la 9ème année) et celui post-fondamental totalise 3 ans (de la 1ère année à la 3ème année, après la 9ème année). La classe de 5ème année a été choisie parce que c’est à partir de celle-ci que toutes les matières non linguistiques sont enseignées en français. Dans les échelons inférieurs, l’enseignement de ces matières est exclusivement dispensé en kirundi. Par rapport au choix des milieux d’enquête, ce sont les décalages géographiques et socio-économiques qui ont été considérés. Les données relatives à l’étude en question ont été collectées sur base d’une grille d’observation de pratiques de classe et d’un guide d’entretien, et ont concerné les provinces de Bujumbura (capitale économique du pays) et Cankuzo (extrême Est du Burundi). Trente (30) écoles ont été visitées, soit trente (30) enseignants interrogés, à raison d’un enseignant par école.

1. Evolution du paysage linguistique burundais

Pendant la colonisation allemande (1890-1916) et belge (1916-1962), le kirundi et le kiswahili furent mis en avant dans les rapports entre colonisateurs et colonisés (Ndimurukundo-Kururu 2004: 2). Les Allemands forçaient la population à apprendre le kiswahili et à l’utiliser dans la vie courante. Aussi, les écoles de l’époque privilégiaient cette langue. L’Allemagne voulait en plus faire du kiswahili une langue d’unification des peuples burundais, rwandais et tanzaniens. Sous la colonisation belge, le kirundi a été considéré comme langue indigène, tandis que le français devenait langue nationale. Tout en introduisant le français dans l’administration, les Belges ont renforcé l’usage du kiswahili dans leurs contacts avec la population autochtone en se servant d’intermédiaires Burundais et Congolais (en 1925, la colonisation belge a créé une union belgo-congolaise intégrant le territoire du Rwanda-Burundi). Depuis 1932, l’administration coloniale belge a obligé les agents et administrateurs coloniaux à parler la langue indigène, à savoir le kirundi, en lieu et place du kiswahili. Ces autorités devaient désormais se soumettre à une session d’examen du kirundi. Ainsi, la connaissance de la langue indigène conditionnait toute promotion hiérarchique du personnel colonial. Le kirundi fut donc institué langue de communication avec la population, tandis que le français et le néerlandais demeuraient des langues de l’administration. En 1958, le kirundi fut introduit comme langue obligatoire en deuxième position après le français ou le flamand selon le principe fondateur de la création de l’union belgo-congolaise dont faisaient partie le Burundi et le Rwanda.

Avec l’accession du Burundi à l’indépendance, le kirundi a acquis le statut de langue nationale en plus de celui de langue officielle qu’il a longtemps partagé avec le français avant que l’anglais ne soit ajouté à la liste (selon la loi portant statut des langues au Burundi de 2014[1]). Avec cette même loi, le kiswahili est devenu la langue de communication régionale de la Communauté Est-Africaine. Le kirundi a connu une utilisation accrue juste après l’indépendance avec le processus de « réhabilitation de l’identité nationale » dans les domaines éducatif, religieux, social, culturel, économique, et politique. Quant au français, il n’a cessé d’assurer largement le fonctionnement des institutions et du système scolaire. Pour le kiswahili et l’anglais, bien qu’ils ne soient pas (actuellement) aussi sollicités que le kirundi et le français, la loi de 2014 portant statut de langues au Burundi leur accorde une place non négligeable. Conformément à cette loi qui intègre les recommandations du Traité fondateur de la Communauté Est-Africaine, l’anglais, langue officielle de l’EAC, va de plus en plus gagner du terrain dans les institutions publiques et dans le système éducatif.

Le kiswahili, qui sert de langue de communication de l’EAC, bénéficie aussi de plus de visibilité dans l’enseignement et dans d’autres domaines. Malgré son apparente bonne santé linguistique, le français du Burundi est en grande partie parlé par les intellectuels (Ntahonkiriye, 2012); et il ne varie pas en fonction des différences géographiques ou culturelles. La seule différence s’aperçoit par rapport à l’accent. Les locuteurs du kiswahili ont un accent « plus congolais-RDC » (étant donné que les premiers locuteurs du français, hormis les intellectuels burundais, étaient congolais et parlaient kiswahili), tandis que les usagers du kirundi sont largement influencés par « leur » langue maternelle lorsqu’ils s’expriment en français.

Actuellement, le français commence à pâtir de la politique linguistique du pays et des discours épilinguistiques négatifs à son égard au profit de l’anglais, du kirundi et du kiswahili. Cela se remarque notamment par la réduction du temps d’apprentissage de cette langue à l’école. Le Burundi connaît donc de plus en plus une situation linguistique dynamique. En effet, la frontière entre les variétés hautes (français et anglais) et celles basses (kirundi, kiswahili) dans certains domaines est difficile à établir (Ntiranyibagira, 2017). Ainsi, en plus de remplir les fonctions réservées aux variétés basses, le kirundi et le kiswahili sont aussi utilisés dans quelques domaines qui devraient leur être « interdits » en situation de différence fonctionnelle parfaite (sermons/cultes, discours politiques/assemblées, cours universitaires, informations sur les médias, poésie, littérature). Aussi, le français et/ou l’anglais remplissent quelques fonctions dévouées aux variétés basses (ordres aux ouvriers ou serveurs, lettres personnelles, cours privés, feuilletons, textes des dessins humoristiques). En réalité, la volonté politique par rapport à la promotion du kirundi et du kiswahili commence à rencontrer petit à petit les habitudes langagières des locuteurs. Ces deux langues ne sont donc plus absentes des domaines normalement desservis par le français et/ou l’anglais.

2. Raisons de la faible diffusion du français au Burundi

Certaines raisons socio-historiques peuvent expliquer le refus des « Burundais non instruits » d’adopter le français. Pendant la colonisation, les indigènes voulaient avant tout garder leur propre langue (le kirundi) qui servait à raffermir leur identité (car parlée par presque tous les Burundais). La colonisation tardive du Burundi par les Belges, et leur politique éducative sont aussi à l’origine de l’usage limité du français (Jaromír, 2010: 188).

En plus, la marge de manœuvre des Belges était très limitée par le mandat de la Société des Nations et la tutelle de l’Organisation des Nations Unies. Ces deux instances mondiales exigeaient que la Belgique rende des comptes sur son administration du Burundi. Les Belges avaient donc peur de perdre les nouvelles colonies africaines (le Rwanda et le Burundi), et préféraient s’occuper plus du Congo (leur colonie traditionnelle). C’est ainsi que le Burundi et le Rwanda sont devenus des colonies d’exploitation et non de peuplement (Ndimurukundo-Kururu, 2004). Pour pouvoir pratiquer cette politique, les Belges (tout comme les Allemands), ont adopté l’administration indirecte et ont accordé une place importante aux langues africaines. La faible expansion du français est aussi liée à la politique d’enseignement que les Belges ont appliquée. Dans ce domaine, ce sont les missionnaires qui prenaient l’initiative des programmes et langues à enseigner. Étant donné que ces religieux étaient composés de francophones et néerlandophones, et que la position du français et du néerlandais en Belgique à l’époque de la colonisation n’était pas équitable, cela s’est aussi répercuté sur l’emploi de ces deux langues dans les colonies. Jusqu’en 1930, la plupart des missionnaires affectés au Burundi étaient néerlandophones tandis que leurs supérieurs étaient plutôt francophones. L’objectif principal de ces missionnaires, qui avaient le monopole de l’enseignement, était l’évangélisation des autochtones et non la diffusion de la langue du colonisateur. L’État belge n’a décidé de s’impliquer directement dans l’éducation des indigènes que dans les années 1950, période à laquelle le français a commencé à prendre une ascendance sur les autres langues dans l’enseignement.

3. Contexte d’enseignement du français au Burundi

La conviction de nombreux francophones selon laquelle l’école a pour rôle de véhiculer la norme hexagonale (Reutner, 2019 : 55) ne tient pas dans le contexte burundais. Même si le français de France constitue (encore) une variété hautement prisée, il échappe progressivement à toute forme de purisme à cause du multilinguisme sociétal et officiel dans lequel il évolue. La « variété de France », prestigieuse qu’elle soit, n’est que minoritaire par rapport à la « variété endogène » locale. Dans le processus de variation et de mutation du « français importé », le système scolaire joue un rôle important. En effet, les enseignants emploient un français localement marqué par le kirundi (langue maternelle) et le transmettent à leurs élèves. La variété endogène se répand donc au Burundi, bien qu’elle soit encore niée par l’attachement au mythe du français standard, auquel on aspire sans parvenir toujours à l’atteindre (Ntiranyibagira et Rwamo, 2019).

3.1 Insuffisance des supports et matériels didactiques

Les supports et matériels didactiques sont des outils irremplaçables pour un enseignement de qualité. Dans les écoles ayant fait l’objet de la présente étude, l’enseignement se déroule dans un environnement matériel difficile. Il se remarque une carence en manuels et supports pédagogiques dans les classes de 5ème année. Les extraits ci-contre en disent long :

1.      « Les conditions d’enseignement-apprentissage des quatre langues ne sont pas réunies. Ici, à l’école, on note l’absence de manuels et du matériel didactique ».

2.      « A part les problèmes au niveau linguistique, les supports didactiques n’existent pas dans les écoles. Même les manuels scolaires sont presqu’inexistants ».

3.      « Les conditions d’apprentissage de langues laissent à désirer : les écoles n’ont pas de manuels ni d’autres bouquins suffisants pour permettre aux apprenants de lire. Ce qui fait que le niveau en langues, surtout la langue d’apprentissage va decrescendo ». 

4.      « Les quatre langues sont enseignées dans des conditions difficiles parmi lesquelles la non qualification des enseignants en matière linguistique, le manque de matériels et manuels didactiques, les conditions de vie des enseignants, l’absence de bibliothèque, etc. ».

5.      « Les élèves apprennent dans des conditions difficiles. Imaginez-vous un enseignement de langues sans livres ».

6.      « Vraiment, ce sont des conditions déplorables. Nous enseignons sans manuels. Les apprenants passent toute une année sans avoir eu l’occasion de lire dans un manuel. J’écris l’essentiel au tableau. C’est cela l’enseignement-apprentissage des langues ».

Il ressort de ces propos que les conditions d’enseignement des langues en général et du français en particulier laissent à désirer. Pour acquérir les compétences langagières, les apprenants ne doivent pas uniquement se contenter des prestations de l’enseignant. Ils ont l’obligation de lire en dehors de la classe pour parfaire leurs formations linguistiques. L’absence de bibliothèques dans les écoles empêche donc les apprenants de développer leurs compétences en lecture, alors que cette dernière constitue l’ossature de tout apprentissage d’une langue.

3.2 Effectifs pléthoriques

Le nombre très élevé d’apprenants par classe entrave aussi le bon enseignement des langues au Burundi. Les avis des enseignants sont illustratifs de cette situation :

1.      « Les élèves sont nombreux de telle manière que l’enseignement des langues devienne un problème difficile à résoudre ».

2.      « La gestion de la classe pendant l’enseignement des langues est difficile, car j’enseigne plus de 140 élèves dans ma classe. Alors, comment impliquer chaque élève dans un cours de langue ? ».

3.      « Les salles de classe sont pleines à claquer. Je n’ai pas la possibilité de sillonner dans les rangées pour suivre les activités des élèves ».

4.      « L’enseignement de quatre langues connaît un certain nombre de problèmes. J’énumérerais, le matériel, la qualification des enseignants ainsi que le surnombre en classe. Cela fait que l’enseignement-apprentissage de quatre langues se passe dans des conditions difficiles ».

Le problème de classes pléthoriques cache celui du fonctionnement méthodologique des enseignants. Ces derniers n’arrivent pas ainsi à impliquer tous les apprenants à toutes les étapes de la leçon. Face à cette difficulté, les enseignants sont contraints d’avancer avec les apprenants qui sont à même de s’adapter. Par rapport à l’enseignement bi-plurilingue, les participants à l’enquête témoignent d’une perception négative de la présence de quatre langues en 5ème année de l’école fondamentale. Pour beaucoup d’enseignants, cet état des choses est considéré comme une source de surcharge linguistique, de confusion linguistique, de péril du français, de fardeau pour les enseignants qui en ont une maîtrise approximative et d’obstacle pour tout le processus d’enseignement-apprentissage.

4. Influence du kirundi sur l'enseignement du français

Les données issues des observations dans les classes de 5e année de l’école fondamentale visitée convergent sur un point essentiel : le kirundi, langue première de tous les enquêtés, influe largement sur l’enseignement du français. Les types d’influences observées vont des interférences linguistiques aux alternances codiques.

4.1 Interférences linguistiques

Les interférences les plus attestées chez les enseignants et les apprenants (elles sont surtout dues à l’absence en kirundi de certains phonèmes du français) affectent essentiellement le niveau phonologique, tels que le démontrent les exemples ci-après :

1.      /e/-/œ/: [ve] (kirundi) vs. [vœ] (français)

2.      /l/-/r/, /o/-/õ/: [lekleasjo] (kirundi) vs. [rekreasjõ] (français).

3.      /a/-/ã/: [ava] (kirundi) vs. [avã] (français).

4.      /i /-/y/ : [maʒiskil] (kirundi) vs. [maʒyskyl] (français)

5.      /o/-/õ/ : [lonʒe] (kirundi) vs. [rõʒe] (français)

6.      Vocalisation de la dernière syllabe du mot, dénasalisation de la voyelle nasale puis prénasalisation de la consonne suivante : /e/-/ø/ : [endikatife] (kirundi) vs. [ɛ̃dikatif] (français).

7.      Articulation du son [h]en position initiale du mot : [habi] (kirundi) vs. [abi] (français)

4.2 Alternances codiques

La catégorisation des alternances codiques dans cette enquête se fonde avant tout sur la langue de base de ces dernières. Ainsi, il a été distingué les alternances codiques dont la langue de base est le français et les alternances codiques ayant le kirundi comme langue de base.

Dans toutes les écoles qui ont été visitées, deux types d’alternances codiques ayant le français comme langue de base, à savoir les alternances intraphrastiques et interphrastiques, ont été remarquées. En voici quelques exemples :

1.      Qui peut nous expliquer ko ari complément circonstanciel ? (expliquez  en quoi il s’agit d’un complément circonstanciel) : alternance intraphrastique.

2.      C’est un complément circonstanciel kuko ni ko twabibonye (c’est un complément circonstanciel parce qu’on l’a appris ainsi) : alternance interphrastique.

3.      « Démuni » ni ukuvuga qu’il a besoin d’aide, il n’a pas de cahiers, des stylos. (« être » démuni veut dire qu’il a besoin d’aide, qu’il n’a ni cahiers, ni stylos) : alternance intraphrastique.

4.      Les doubleurs, ntaco mubiziko? (les redoublants, vous n’en savez rien ?) : alternance interphrastique.

5.      Le participe passé ntizama ari en « é » (le participe passé n’a pas toujours la forme « é ») : alternance intraphrastique.

6.      Ecris ça au tableau, genda uvyandike (écris ça au tableau, va l’écrire) : alternance interphrastique.

Certaines alternances codiques ayant le kirundi comme langue de base ont aussi été remarquées pendant les pratiques de classe. En d’autres termes, les enseignants font purement et simplement un changement de langue d’enseignement dans de cours de français.

Ce changement de langue de base, qui implique essentiellement un passage au kirundi, est en soi une anomalie puisque la langue d’enseignement devrait être exclusivement le français dans la classe de 5e année. Là non plus, il s’agit plus d’un code switching kirundi-français qu’un usage monolingue kirundiphone. Les illustrations suivantes sont de nature à corroborer ce propos :

1.      Iyo verbe baguhereje uyiramplasa na verbe qui se termine par « -er » (Tu remplaces le verbe en question par un autre qui se terminer par « -er »).

2.      Iyo franchir nshaka muyiramparase (je veux que vous remplaciez ce verbe « franchir »).

3.      Nshaka uramparase « franchir » na « traverser » (je veux que tu remplaces « franchir » par « traverser ».

4.      Ni nde yokwesuplika umunyeshure adatira attention (qui peut expliquer à l’élève qui ne tire pas attention) ?

5.      Ni ukuvuga ko tuzakoroda turavye amazina ziherekeje (cela veut dire que nous les accordons en fonction des noms qui leur sont liés).

5. Effets de l'influence du kirundi sur l'enseignement du français

Les différentes sortes d’interférences linguistiques et d’alternances codiques constatées lors des observations de pratiques de classe et des entretiens sont d’ordre asymétrique. En effet, on se rend compte que l’influence entre le kirundi (langue première de tous les participants à l’enquête) et le français se fait dans un seul sens, au profit du premier. Cela occasionne une situation où l’enseignement du français nécessite une stratégie de recours plus ou moins obligé au kirundi. Seule une infime minorité d’enseignants et d’apprenants est en mesure de s’exprimer en français sans devoir y incorporer des passages du kirundi ou changer carrément de langue.

Les alternances lexicales et intralexicales en rapport avec les alternances intralinguistiques et interlinguistiques dont font preuve les enquêtés tendent à montrer que ces derniers ont un bon niveau de maîtrise du français, même s’ils n’y recourent que rarement ou partiellement selon qu’il s’agit des enseignants ou des apprenants. Le cas des apprenants est plus alarmant, puisqu’ils ne s’expriment que pour répondre aux questions posées par les enseignants ou par leurs camarades de classe. Ainsi, il est quasiment impossible d’avoir des compétences suffisamment appréciables dans une langue qui est en même temps parlée sporadiquement et apprise par le truchement d’une autre langue. Cette perturbation linguistique s’accompagne d’un ralentissement cognitif parce que les disciplines non linguistiques sont également enseignées en français. L’absence ou la rareté des occasions de s’exercer au français et les différentes alternances codiques (une stratégie d’enseignement voulue et/ou dissimilation des faiblesses en français) employées à outrance constituent donc des freins majeurs à l’auto-appropriation de cette langue par les apprenants.

Dans la plupart des écoles visitées, les enseignants estiment qu’à priori le passage du kirundi au français comme langue d’enseignement en 5èmeannée devrait être bénéfique aux apprenants pour les ouvrir davantage à la science et au monde. Ils ont cependant déploré le fait que ce passage n’est pas suffisamment bien préparé à travers les contenus du cours de français des classes antérieures qui, souvent, sont mal dispensés par des enseignants incompétents ou non qualifiés. Le basculement de l’enseignement en kirundi en 4ème année à l’enseignement en français en 5ème constitue un casse-tête, étant donné que les enseignants et les apprenants ne sont pas suffisamment préparés à ce changement brusque. Certains enseignants interrogés proposent de débuter l’enseignement en français depuis la première année comme cela se fait dans les écoles privées.

Pour les enseignants, le passage de l’enseignement en kirundi (dans les quatre premières années de l’école fondamentale) à l’enseignement en français en 5ème année a  notamment comme effets :

1.      Un faible bagage lexical qui freine l’expression orale ou écrite en français chez l’enseignant et l’apprenant ;

2.      Une contrainte de l’enseignant à devoir mélanger les langues ;

3.      Une baisse du niveau de réussite dans les disciplines non linguistiques enseignées en français (études du milieu, calcul, formation civique et humaine).

Conclusion

Au Burundi, la variation du statut du français selon le palier d’enseignement pris en compte ne permet pas un développement adéquat des compétences linguistiques chez les apprenants de l’école fondamentale. En passant de la 4ème année à la 5ème année, les apprenants ne sont pas outillés pour affronter un enseignement des disciplines non linguistiques exclusivement basé sur le français. Pire encore, beaucoup d’enseignants ne sont pas non plus capables de tenir la classe de 5ème année en français, étant donné qu’ils ont eux-mêmes accumulés pas mal de lacunes en français au cours de leur cursus de formation.

Face à cette situation, les enseignants n’ont d’autre choix que celui de se servir des hybrides langagiers français-kirundi et/ou kirundi-français qui ne militent nullement pas en faveur du développement des compétences linguistiques en français. A toutes ces contraintes s’ajoutent l’absence de manuels et/ou supports didactiques et le caractère pléthorique des salles de classe.

Références bibliographiques

Cazenave-Piarrot Alain, Le kiswahili au Burundi: un front pionnier linguistique, [En ligne], http:/www.geographica.danslamarge.com/le-kiswahili-auburundi-un-front.html, 2012

[Consulté le 05/07/2022],

Jaromír Kadlec, « Burundi, pays francophone? », Études romanes de Brno, 2010, 31, 1, pp 185-189.

Ndimurukundo-Kururu Barbara, « Problématique de la législation linguistique au Burundi ». Colloque Diversité culturelle et développement durable. Leçons et perspectives, Tome I, Ouagadougou, 2004, p. 37-41.

Ntahonkiriye Melchior, Le français comme langue de l’élite au Burundi: un inconvénient plutôt qu’un avantage, [En ligne], http://www.afelsh.org/wp-content/uploads/2012/04/Ntahonkiriye-Melchior-MEF-Final.pdf, 2012, [Consulté le 12/07/2022].

Ntahonkiriye Melchior, « Les jugements linguistiques des bilingues burundais : idéologies diglossiques et insécurité linguistique », Langues et linguistique, 2008, 32, p. 59-80.

Ntiranyibagira Constantin et Rwamo Alice, « La dynamique diglossique à Bujumbura: analyse de quelques représentations », Odisseia, 2019, v. 4, n. 1, p. 90-106.

Ntiranyibagira Constantin, La dynamique du kirundi en contexte plurilingue : Pratiques langagières et discours épilinguistiques, Thèse de doctorat en Sciences du langage, Abidjan, Université Félix Houphouët-Boigny, 2017, 329 pages.

Reutner Ursula, Vers une typologie pluridimensionnelle des francophonies, [En ligne], https://www.researchgate.net › Home › Linguistics, 2019, [Consulté le 17/08/2022].     



[1] Loi N°1/31 du 03 novembre 2014.