L’éducation de la petite enfance : fondement de l’avenir de notre société

Early childhood education: the foundation for the future of our society

Kettani Myriam

Faculté d’Éducation et de Formation de l’Institut Catholique de Paris

UR « Religion, Culture et Société » (EA 7403)

Centre MyPsy (Maroc) m.kettani@icp.fr

Serina-Karsky Fabienne

Faculté d’Éducation et de Formation de l’Institut Catholique de Paris

UR « Religion, Culture et Société » (EA 7403) f.serina-karsky@icp.fr

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DOI : https://doi.org/10.60481/revue-rise.N2.3

Résumé 

Cet article a pour ambition d’explorer, par une approche socio-historique, les fondements à l’origine du courant d’éducation positive en vogue aujourd’hui dans les nouvelles générations de parents et qui ont permis de considérer aujourd’hui l’éducation de la petite enfance comme un pilier essentiel pour le devenir adulte. Après avoir exposé l’éducation positive comme le résultat d’un changement de regard sur l’enfant dans nos sociétés, accompagné d’une modification des normes en éducation depuis les années soixante, la théorie de l’attachement et le courant de l’Éducation Nouvelle seront présentés en soulignant leur large contribution à ces changements de représentations et de pratiques dans l’éducation de la petite enfance. Ces apports permettent de conclure que la petite enfance constitue une condition importante au développement de nos sociétés et soulignent l’importance d’accompagner les premiers éducateurs de l’enfant dans leur mission éducative.     

Mots clés : Petite enfance ; parents ; professionnels de l’éducation en milieu préscolaire ; attachement ; Éducation Nouvelle.

Abstract

This article aims to explore, through a socio-historical approach, the foundations at the origin of the positive education trend in vogue today among new generations of parents and which have made it possible to consider early childhood education as an essential pillar for adult development. After presenting positive education as the result of a change in the way our societies look at children, accompanied by a change in educational standards since the 1960s, the theory of attachment and the New Education movement will be presented, emphasizing their major contribution to these changes in representations and practices in early childhood education. These contributions allow us to conclude that early childhood constitutes an important condition for the development of our societies and underline the importance of accompanying the child's first educators in their educational mission.

Keywords: Early childhood; parents; preschool professionals; attachment; New Education.

 


 

1. Introduction

L’éducation durant la petite enfance joue un rôle fondamental dans notre devenir à l’âge adulte. Les recherches en psychologie et en neurosciences montrent que les expériences vécues durant cette période, en particulier durant les trois premières années de vie, sont profondément inscrites en nous et vont avoir une grande influence sur notre fonctionnement à l’âge adulte (Cyrulnik, 2020 ; Smith, 2021).

Grâce à sa plasticité, le cerveau du tout petit va s’adapter, pendant les premières années de vie, au fonctionnement de son environnement en intégrant les expériences les plus récurrentes. On dit souvent des tout-petits que ce sont des « éponges », qu’ils captent tout. En effet, leur cerveau est a priori ouvert à toutes les possibilités, de telle sorte que toute perception, toute interaction du bébé laisse une trace mnésique de cette expérience dans son cerveau. Tout ce qui est fait avec lui ou devant lui va créer une connexion cérébrale. Il va y avoir ainsi, durant les cinq premières années de vie, un foisonnement de connexions cérébrales. Aussi, un manque d’étayage et d’exploration pendant cette période de vie risque de fragiliser les fondations du cerveau de l’enfant. Durant cette période, il est donc essentiel d’interagir de façon positive avec l’enfant et de le laisser explorer le monde qui l’entoure. Puis, après ces cinq premières années de foisonnement synaptique, le cerveau va commencer à faire le tri (élagage synaptique) en éliminant deux tiers de ses connexions et en renforçant le tiers le plus utilisé. Ce tiers restant correspond non pas aux meilleures expériences, mais aux expériences bonnes ou mauvaises auxquelles le jeune enfant aura été le plus fréquemment exposé. Il va ainsi devenir expert des comportements qu’il aura régulièrement perçus et reproduits (Alvarez, 2017). Ainsi, durant la petite enfance, se construisent les fondations de notre cerveau d’adulte, celles qui vont ensuite tout le long de notre parcours de vie définir la façon dont on se comporte, dont on pense et on ressent, pour ainsi dire notre rapport à soi, aux autres et au monde.

Dans cet article, qui fait suite à une communication présentée dans le cadre du premier Colloque international des sciences de l’éducation et de la formation dans les pays en voie de développement (CINEEF, 2022), nous proposons, par une approche socio-historique, d’explorer plus avant quelques fondamentaux à l’origine des savoirs et pratiques en éducation contemporaine des jeunes enfants et qui permettent de penser aujourd’hui l’éducation de la petite enfance comme un pilier essentiel pour le devenir adulte et par extension pour le devenir de notre société.

2. Éducation familiale et petite enfance

Bien souvent, quand on évoque les sciences de l’éducation, on pense à l’éducation qui concerne l’institution scolaire, la majorité des travaux dans la discipline étant liés directement ou indirectement à l’école. Pourtant, l’éducation qui correspond à la « mise en œuvre de moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain »[1] débute bien avant l’entrée à l’école, dès le début de la vie. En effet, grâce aux travaux sur les compétences du nouveau-né (Thirion, 2022) et aux travaux récents sur le développement prénatal (Georges, 2005), nous savons que les sens du fœtus et sa mémoire sont déjà fonctionnels avant la naissance et que le tout petit bébé est influencé par des expériences vécues in utero qu’il aurait perçues et mémorisées. Des apprentissages élémentaires ont ainsi lieu durant la vie intra-utérine, pendant laquelle le fœtus commence déjà à s’imprégner des habitudes, de la culture de ses parents et du lien affectif que ceux-ci établissent avec lui. Outre les écrits de Françoise Dolto qui ont contribué à reconnaitre l’enfant comme une personne à part entière (Dolto, 1985, 1990), nous savons désormais que le tout petit bébé est un partenaire compétent (Thirion, 2022). Le bébé serait comparable à un scientifique en herbe qui expérimente des lois physiques, fait des hypothèses et tire des conclusions (Gopnik, 2017). Il sait aussi très tôt différencier des réponses parentales stables de celles qui ne le sont pas et percevoir des intentions. Durant toute la petite enfance, les parents, premiers éducateurs de l’enfant, vont jouer un rôle fondamental dans son développement.

L’importance de l’éducation des parents, essentielle au devenir humain, est largement reconnue depuis bien longtemps. Depuis toujours, les parents apprennent à leurs enfants à bien se comporter, à se nourrir, à se défendre… Cependant, la recherche en éducation familiale est relativement récente. Les études systématiques des processus éducatifs qui ont lieu au sein de la famille ont commencé à prendre de l’ampleur seulement dans les années soixante-dix aux États-Unis, puis dans les années quatre-vingt dans les pays latins, alors que le développement des travaux portant sur l’institution scolaire date de plus d’un siècle (Durning, 2002).

Le développement des travaux en éducation familiale est corrélé à une modification des normes en éducation depuis les années soixante, désormais centrée sur l’enfant et basée sur l’écoute, le dialogue, la négociation et la symétrie de la place de l’enfant et de celle de l’adulte (Giuliani, 2022, in De Coppet, 2022). Ces nouvelles normes ont largement transformé les pratiques dans les domaines de la petite enfance et de l’école, en permettant notamment de reconnaitre le caractère inacceptable des violences éducatives. On voit ainsi apparaitre au début des années quatre-vingt, la discipline positive (Nelsen, 2012, 2022) qui encourage le développement des compétences psychosociales de l’enfant avec la préoccupation d’une approche éducative plus compatible avec la reconnaissance de ses droits. Avec comme devise « éduquer avec fermeté et bienveillance », celle-ci valorise la coopération et la négociation pour renforcer les comportements souhaitables chez l’enfant. Il faudra attendre 2006 pour que le Conseil d’Europe donne la première définition de l’éducation positive qui correspond à un comportement « qui vise à l’élever et à le responsabiliser, qui est non violent et lui fournit reconnaissance et assistance, en établissant un ensemble de repères favorisant son plein développement »[2]. Les principes chers à cette éducation bienveillante sont l’écoute et la valorisation de l’enfant, la reconnaissance de ses émotions et le bannissement de la violence éducative avec pour objectif de permettre aux enfants de devenir des adultes responsables, autonomes et épanouis (Kammerer, 2022a).

Si l’éducation positive est emblématique de la parentalité du XXIème siècle (Kammerer, 2022a), on retrouve dans sa définition l’héritage de courants précurseurs tels que la théorie de l’attachement et l’Éducation Nouvelle qui ont participé à la révolution des représentations de l’enfant dans nos sociétés dès le début du XXe siècle, aboutissant à le reconnaitre comme une personne à part entière, sujet de droit et comme un être sensible qui a besoin de soins et de protection.

3. La théorie de l’attachement

Depuis les années quarante, les recherches sur l’attachement (Bowlby, 1988 ; Guédeney & al., 2021 ; Tarabulsy, 2000), issues de la théorie de Bowlby (1969) opérationnalisée par Ainsworth et al. (1978), ont montré l’importance des liens affectifs pour le développement de l’individu. Selon la théorie de l’attachement, la façon dont vont se mettre en place les premiers liens parent-enfant, va conditionner en grande partie son développement futur. Restée longtemps dans l’ombre de la psychanalyse, elle revient sur le devant de la scène depuis les années 2000 grâce au succès des nouvelles conceptions de l’éducation qui remettent en question les formes traditionnelles d’autorité et de discipline (Olano, 2022). La théorie de l’attachement souligne que la sécurité affective, la cohérence parentale et la stabilité environnementale du bébé sont des conditions nécessaires au développement de toutes ses compétences cognitives, émotionnelles et sociales. La sécurité de l’attachement dépend ainsi en grande partie des attitudes parentales.

Le besoin d’attachement est un besoin d’autrui primaire (non dérivé d’un autre besoin) et inné. Il se manifeste à travers la tendance permanente du bébé à rechercher et à maintenir la proximité, la relation, l’échange avec autrui. Dès le début de la vie, le bébé est prédisposé à interagir avec son entourage grâce à ses comportements d’attachement (pleurs, agrippements, succion...) qui vont lui permettre d’établir, de maintenir ou de restaurer la proximité avec autrui. Durant les trois premiers mois de vie, ses comportements d’attachement ne sont pas différenciés en fonction des personnes. Le bébé est réceptif à toutes les stimulations apaisantes et qui répondent à ses besoins. Puis, de trois à six mois, le bébé commence à identifier dans son entourage les personnes privilégiées, celles qui répondent à ses besoins de façon régulière et qui deviendront ses figures d’attachement. Il réagit plus rapidement et adresse ses comportements d’attachement davantage envers ces personnes, généralement la mère, le père ou toute personne qui s’occupe principalement de lui. Vers six ou sept mois, l’objet d’attachement est constitué : le lien d’attachement est établi avec une ou des figures d’attachement spécifiques. La qualité des interactions entre le bébé et ses figures d’attachement durant la première année de vie va déterminer son type d’attachement sécure ou insécure. La disponibilité et la sensibilité (capacité de percevoir et d’interpréter les signaux du bébé et d’y répondre de façon adéquate) de la figure d’attachement ainsi que la stabilité de ses réponses et de l’environnement qu’elle propose au bébé sont favorables à la construction d’un attachement sécure. Celui-ci permet à l’enfant d’être plus confiant en lui et en l’autre, mieux outillé face aux situations de stress, d’explorer sereinement le monde qui l’entoure et progressivement de s’autonomiser. Ainsi, des réponses chaleureuses, cohérentes et stables induisent un sentiment de sécurité affective qui permet au bébé de s’ouvrir sans crainte au monde qui l’entoure en se référant à sa figure d’attachement comme base de sécurité. Il est suffisamment rassuré pour être un explorateur curieux. Au contraire, des parents négligents, peu empathiques ou incohérents dans leurs réponses risquent d’induire des types d’attachements insécures. L’enfant peut alors avoir plus de difficultés à trouver la juste distance avec l’autre (trop collé ou indifférent), à exprimer ses émotions et ses besoins, à réguler ses peurs et à faire confiance aux autres.

Selon la qualité des interactions qui vont avoir lieu au fur et à mesure des premiers mois de vie entre le bébé et sa figure d’attachement, va se dessiner et progressivement se renforcer une structure interactionnelle, qui va s’organiser autour de 12-18 mois sous la forme d’un type particulier d’attachement (sécure ou insécure). Si l’attachement est sécure, le bébé va pouvoir se séparer de plus en plus longuement d’avec sa figure d’attachement, explorer des environnements nouveaux et peu à peu s’autonomiser. Cela devient possible du fait de l’intériorisation de la qualité des interactions quotidiennes avec la figure d’attachement sous forme de modèles internes opérants. Ces derniers correspondent à des représentations suffisamment stables du lien à l’autre, de soi et du monde qui se construisent durant les premières années de vie pour se consolider autour de l’âge de trois ans. Les modèles internes opérants constituent un enjeu important pour le devenir de l’enfant car ils correspondent à un modèle de relation qui s’active dans ses relations aux autres, tout au long de la vie y compris à l’âge adulte. Au-delà de l’affectif et du social, l’attachement joue un rôle important dans d’autres domaines de développement dans la mesure où un enfant qui explore est exposé à davantage d’occasions d’apprentissage, ce qui multiplie ses opportunités d’acquérir des compétences cognitives, scolaires, langagières… (Bergin & Bergin, 2009 ; Cohn, 1990 ; Goussé & Steen, 2011 ; Jacobsen & Hofmann, 1997 ; Moss & Saint Laurent, 2001).

Hormis les attitudes parentales, le tempérament de l’enfant, qui est inscrit dans ses gènes, rentre en compte dans la construction de l’attachement. Un enfant dont le tempérament est difficile et qui, dès sa naissance est anxieux ou irritable, peut développer un attachement insécure alors que ses parents se sont montrés plutôt sécurisants avec lui. En outre, il n’est pas nécessaire d’être un parent parfait pour aboutir à un attachement sécure, il suffit généralement d’agir de façon chaleureuse, spontanée et naturelle (Olano, 2022 ; Urbain-Gauthier & Wendland, 2014).

Et si les parents ont en priorité un rôle important dans le développement de l’enfant et son éducation au tout début de la vie, les professionnels de la petite enfance, dont les pratiques actuelles sont très influencées par les apports de Françoise Dolto et des pédagogues de l’Éducation Nouvelle qui ont permis de considérer l’enfant comme une personne (De Coppet, 2022), vont par la suite eux aussi avoir un rôle important à jouer auprès du jeune enfant.

4. Une Éducation Nouvelle pour une société meilleure

L’éducation qui s’attache à donner à l’enfant une place centrale est celle que prônent les pédagogues du mouvement international de l’Éducation Nouvelle qui se constitue à l’orée du XXe siècle, regroupant des professionnels de l’enfance, mais également des parents. On la retrouve en pratique dans des institutions, et notamment les jardins d’enfants qui proposent un environnement d’accueil sécurisant et épanouissant aux jeunes enfants. Ces institutions sont portées par des femmes telles Emilie Brandt ou encore Marie-Aimée Niox-Chateau (Serina-Karsky, 2021), qui s’attachent à créer des structures d’accueil (jardins d’enfants, écoles nouvelles) tout en formant des professionnels respectueux des besoins de l’enfant.

4.1 Le mouvement international de l’Éducation Nouvelle

C’est à Calais que l’Éducation Nouvelle se fédère en 1921 lors d’un congrès qui va marquer la naissance de la Ligue Internationale de l’Éducation Nouvelle (New Education Fellowship) (Savoye, Condette, 2014). D’autres suivront jusqu’en 1966, avant que la ligue, reconnue par l’UNESCO en tant qu’organisation non gouvernementale en 1947, devienne la World Education Fellowship. La particularité de ce mouvement éducatif, outre son organisation internationale, réside dans la volonté d’unir les forces éparses de médecins, d’éducateurs, de psychologues, dans l’espoir de former un homme meilleur dans une société débarrassée du bellicisme. Il s’agit dès lors de concevoir pour l’enfant une éducation à sa juste mesure. En s’appuyant sur les nouveaux savoirs de la psychologie de l’enfant, les pédagogues vont introduire dans le domaine de l’école une conception de l’enfant fondée sur la prise en compte de son épanouissement, le respect de son individualité, de ses rythmes, sur sa capacité à être acteur de ses apprentissages. Il s’agit de prendre en compte à l’école l’enfant, et non seulement l’élève.

En plaçant ainsi l’enfant au centre du système éducatif, les pédagogues tentent d’instaurer ce que le psychologue suisse Edouard Claparède qualifie de révolution copernicienne, principe autour duquel sera pensée la formation des professionnels. C’est dans le cadre de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, à Genève, que cette formation voit le jour en 1912. L’Institut, créé par Claparède et ses collègues, le philosophe Pierre Bovet et le promoteur de l’école active Adolphe Ferrière, devient très rapidement un haut lieu de formation pour les éducateurs souhaitant se former à cette nouvelle éducation. Il devient le terreau de la psychologie du développement dans lequel s’inscriront notamment les travaux que Jean Piaget y mènera dès 1933 (Hofstetter, 2009).

Le renouveau éducatif qui va se développer dans l’entre-deux guerres participe à ancrer tant dans le domaine scolaire que préscolaire une attention particulière à l’environnement et aux pratiques éducatives susceptibles de répondre au bien-être du jeune enfant (Serina-Karsky, 2013). On retrouve cette attention à travers les mots clés qu’utilisent les pédagogues lorsqu’ils parlent de liberté enfantine, de l’enfant actif, de l’autonomie de l’enfant, ou encore du learning by doing pour reprendre la célèbre formule du pragmatiste américain John Dewey. C’est une éducation intégrale qui est proposée ici, qui ne se restreint plus à former uniquement l’intellect, mais implique également les dimensions corporelle et affective. Il s’agit également de lutter contre la « pédagogie noire », soit l’usage éducatif de la violence envers les enfants, en permettant à chaque enfant de s’exprimer et d’être respecté (Kammerer, 2022b ; Wagnon, 2022). Cette nouvelle façon de considérer l’enfant, portée par des pédagogues tels l’italienne Maria Montessori, le belge Ovide Decroly, ou encore le français Célestin Freinet, s’inspire de précurseurs comme Pestalozzi, qui en son temps s’appuya sur les théories de Jean-Jacques Rousseau pour fonder l’éducation sur une psychologie attentive et aimante des enfants, et forma son élève et disciple Froëbel, créateur en Prusse en 1840 du premier jardin d'enfants, assorti d'une école de jardinières d'enfants formées par ses soins. C’est au sein de ces structures que ce pédagogue va développer différents matériels et techniques conçus pour privilégier l'importance de l'élément sensoriel dans l'apprentissage et permettre ainsi de laisser place à la créativité enfantine (Serina-Karsky, 2013).

Cet ancrage historique nous permet de comprendre pourquoi l’on va retrouver les jardinières d’enfants en tant que professionnelles phares de la petite enfance, qui entendent bien participer activement au renouveau éducatif qu’ouvre le mouvement de l’Éducation Nouvelle. Les jardins d’enfants qui se créent en France à l’orée du XXe siècle, tant dans des œuvres sociales que dans de petites écoles nouvelles par des familles aisées qui ne souhaitent pas se contenter pour leurs enfants de l’école maternelle, considérée alors comme l’école du peuple, vont également s’ouvrir dans les lycées bourgeois de l’Éducation nationale. C’est ce qui poussera l’État à prendre en charge, entre 1921 et 1931, la formation des jardinières, qui existe déjà dans le cadre de formations privées mises en place par des femmes dévouées à la cause de la petite enfance.

4.2 Des jardinières d’enfants au service de la petite enfance

Formées tout d’abord aux méthodes froebeliennes, les jardinières vont basculer progressivement vers le montessorisme suite au succès de la pédagogue italienne après le retentissement mondial de la première maison des enfants qui ouvre à Rome en 1907 (Serina-Karsky, 2016). Parmi ces femmes engagées, nous nous attacherons plus précisément au parcours de deux d’entre elles, Émilie Brandt et Marie-Aimée Niox-Chateau.

Émilie Brandt, formée à l’Institut Froebel de Berlin, crée un premier jardin d’enfants en 1907 dans le cadre des œuvres sociales du Moulin Vert mises en place par l’abbé Viollet dans le 14e arrondissement de Paris (Gardet, 2004), tout en participant à la formation des jardinières formées au voisin Collège Sévigné venant faire leur stage chez elle. On y retrouve une ambiance familiale, par l’organisation de l’espace, l’agencement des meubles et du matériel de jeu et d’apprentissage proposé, et par la posture bienveillante des jardinières qui s’attachent à accompagner l’enfant dans ses activités. Il s’agit là de fondamentaux que l’on retrouvera dans les nombreux jardins d’enfants que créera Émilie Brandt à travers la France, jardins d’enfants qu’elle assortit d’écoles de jardinières au sein desquelles elle forme aux méthodes d’éducation nouvelle, participant ainsi à constituer un véritable vivier de professionnelles adoptant une posture et des pratiques différentes auprès de la petite enfance. À ses côtés dans la formation des jardinières d’enfants, nous trouvons la montessorienne Marie-Aimée Niox-Chateau qui va également développer les principes de l’Éducation Nouvelle dans le cadre scolaire en créant des écoles nouvelles, privées entre les deux guerres mondiales, puis avec l’école publique de Boulogne en 1947 qui ouvre sous un statut expérimental dans le cadre du plan Langevin-Wallon qui va marquer le renouveau éducatif de l’après seconde guerre mondiale, malgré l’échec de sa mise en œuvre qui se verra cantonnée seulement à quelques expérimentations dans le cadre public (Serina-Karsky, 2016). On retrouve là encore dans ces écoles ce qui fait la spécificité d’un accueil attentif et bienveillant des enfants, auxquels sont proposés des activités variées basées sur leurs centres d’intérêt et visant à développer leur autonomie, par des éducateurs attentifs au respect des rythmes de l’enfant et à la mise en place de relations basées sur la confiance.

4.3 Une coopération entre les professionnels et les parents

Une autre particularité de cette éducation nouvelle est qu’elle s’entend également en lien avec les familles. Au-delà des professionnels de la petite enfance, la coéducation avec les familles est considérée comme un élément fondamental et semble être une clé de voûte pour constituer une communauté éducative qui va permettre à l’enfant de s’épanouir. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans le cadre de l’association créée par Madeleine Guéritte et l’inspecteur français Roger Cousinet en 1921 intitulée la Nouvelle éducation. Il s’agit de créer une véritable coopération entre les professionnels et les parents à partir des découvertes qu’ils jugent comme étant les plus importantes de la pédagogie moderne et qui ont trait à l'activité de l'enfant, qui « ne peut se développer qu'en agissant librement » (Cousinet, 1922, 10), la notion de liberté étant ici fondamentale et les contraintes que l'école fait peser sur l'enfant ne pouvant que nuire à son développement.

L'autre but visé est de mettre en contact les éducateurs qui travaillent à la même cause, à savoir le respect de la personnalité de l'enfant, et de leur permettre de faire connaître leurs travaux. Les éducateurs dont il est question sont des parents, instituteurs et institutrices, professeurs, « tous ceux qui ont pu faire une expérience fondée sur le respect de la personnalité de l'enfant, méthode d'éducation, procédé spécial d'enseignement, série d'exercices particuliers, bref tout essai (qui peut se faire dans la famille aussi bien qu'à l'école) où on ait obéi à ce principe que l'enfant ne peut se développer qu'en agissant librement, conformément à ses intérêts et à ses besoins » (Cousinet, 1922, 11).

Les membres de cette association se rencontrent à travers toute la France dans le cadre de cercles d’études proposant rencontres et conférences dont certaines sont ensuite diffusées dans la revue du même nom, la Nouvelle éducation. C’est ainsi que nombre de parents seront à l’origine des petites écoles nouvelles privées qui ouvrent dans l’entre-deux guerres. Les écoles nouvelles d’aujourd’hui, issues de cette histoire, continuent à ouvrir leurs portes aux parents considérés comme des partenaires, et les invitent à intervenir dans le cadre d’activités diverses et variées (Serina-Karsky, 2019).

 

Conclusion

La théorie de l’attachement et le mouvement de l’Éducation Nouvelle ont eu un rôle important dans les changements de regard porté sur l’enfant dans nos sociétés depuis le début du XXe siècle et ont participé largement aux transformations des pratiques éducatives dans les sphères de la petite enfance et de l’école, par l’action de personnes engagées sur le terrain, le renouveau de la formation professionnelle et la diffusion des idées et théories. On retrouve dans le courant actuel de l’éducation positive plusieurs références aux principes de l’Éducation Nouvelle comme le souci de penser une éducation favorable à un développement harmonieux des enfants et la construction d’une société plus juste et solidaire. On retrouve aussi la volonté d’une éducation intégrale, considérant les émotions et les besoins de chaque enfant tel qu’il est. On peut enfin voir dans les aspirations à la non-violence éducative le résultat de la diffusion des valeurs de l’Éducation Nouvelle qui reconnait l’enfant comme une personne à part entière et un futur citoyen (Wagnon, 2022).

La théorie de l’attachement a montré que le nouveau-né est un être social actif qui a un besoin primaire d’interaction et d’affection et que la petite enfance est une période fondamentale de notre vie, riche en enjeux socio-affectifs influençant plusieurs dimensions du développement de l’enfant et qui ont une grande influence sur son devenir à l’âge adulte. L’éducation durant la petite enfance constitue ainsi un pilier dans l’édification du capital humain et une condition importante au développement de nos sociétés (Kettani & Serina-Karsky, 2022).

Les personnes qui éduquent l’enfant durant cette période, soit les parents puis les professionnels de la petite enfance, ont donc une grande responsabilité puisque ce sont elles qui, à travers leurs pratiques, leurs interactions avec le jeune enfant, vont l’exposer à des expériences qui vont lui permettre de développer ou non certaines compétences psychosociales, affectives et cognitives (comme la confiance en soi, l’autonomie, la curiosité intellectuelle, l’empathie, la régulation des émotions, l’efficacité dans la communication, les bases du fonctionnement intellectuel…).

La mobilisation des professionnels de la petite enfance et de la famille, des travailleurs sociaux, des institutions préscolaires, des politiques publiques, apparait essentielle pour proposer aux jeunes enfants un environnement éducatif bienveillant et propice à leur épanouissement. Cet investissement dans l’éducation des jeunes enfants semble aujourd’hui fondamental, et peut être mobilisé à la fois par des actions directes à leur destination, mais aussi par des actions indirectes visant à préparer, soutenir et accompagner leurs premiers éducateurs afin qu’ils soient mieux outillés dans leur mission éducative (Kettani & Thibaux, 2019). Cette démarche suppose probablement d’adopter une approche écosystémique (Bronfenbrenner, 1986, 2005) qui prend en compte les multiples facteurs susceptibles d’influencer les compétences des parents qui voient s’accroitre l’exigence de la société envers eux. En effet, si l’éducation positive défend le respect des droits de l’enfant, de sa personne et de sa sensibilité, elle véhicule par ailleurs une définition normative de la parentalité et entend incarner l’idéal parental incontestable du XXIème siècle qui fait peser une pression sociétale sur les parents d’aujourd’hui (Kammerer, 2022a). Les parents ayant eux-aussi besoin de bienveillance (Humbeeck, 2022) et leurs compétences parentales étant en grande partie conditionnées par la reconnaissance sociale et les ressources matérielles dont ils bénéficient ou non (Giuliani, 2022, in De Coppet, 2022), il ne s’agit pas de les éduquer à des protocoles d’éducation standards,  mais de les accompagner en fonction de leurs besoins spécifiques et d’identifier comment les contraintes sociales affectent ou complexifient l’exercice des rôles parentaux.

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[1] Le Robert, Dico en ligne https://dictionnaire.lerobert.com/definition/education

[2] Conseil de l’Europe, Recommandation (2006)19 relative aux politiques visant à soutenir une parentalité positive.