L’Approche Pédagogique par Compétences (APC) dans l’enseignement secondaire au Bénin : entre pratique réelle et prescription  

Alabi Éric Maxime Olatoundé1, Marengo Naïma2, Labbé Sabrina

1Université Toulouse 2 — Jean Jaurès ; Ecole Doctorale (ED) CLESCO (Comportement, Langage, Education, Socialisation, Cognition) / Email : olatounderic@yahoo.fr                                                      

2Université Toulouse 2 — Jean Jaurès ; UMR EFTS/ Email : naima.marengo@univ-jfc.fr

3Université Toulouse 2 — Jean Jaurès ; UMR EFTS/ Email : sabrina.labbe@univ-tlse2.fr

DOI : https://doi.org/10.60481/revue-rise.N2.2

Résumé 

Cet article cherche à identifier les obstacles qui entravent la mise en œuvre de la réforme pédagogique sous le modèle de l’APC au Bénin. En visant le terrain de l’enseignement secondaire, les auteurs essayent de montrer que les représentations négatives de l’APC chez les enseignants influencent leur pratique par-delà les prescriptions pédagogiques liées aux réformes. La recherche s’inscrit dans une approche pluriméthodologique (Abric, 1994) : l’analyse lexicale automatisée du logiciel IRaMuteQ (Ratinaud 2003) et la grille de Flander (1973) ont permis d’analyser respectivement le discours des enseignants et les données de l’observation. Les résultats obtenus laissent penser que les enseignants ciblés sont encore dans une représentation traditionnelle et endogène de l’éducation et cela impacte la mise en œuvre de l’APC au Bénin.

Mots clés : APC, enseignants, réformes, représentations, pédagogie, pratique.

Introduction

La présente contribution s’intéresse aux réformes pédagogiques dans le secteur de l’éducation au Bénin. Elle a pour objectif de mettre en lumière les obstacles qui entravent la mise en œuvre de l’Approche Pédagogique par les Compétences (APC) dans le système scolaire du Bénin.

  1. Le contexte de la recherche  

Dès son indépendance, le Bénin a fait de l’éducation le levier principal de son développement. En témoignent les nombreuses réformes opérées dans le secteur de l’éducation (Alabi, 2019). Parmi celles-ci, l’introduction et la mise en œuvre du modèle pédagogique centré sur l’Approche par les Compétences (APC) se présentent comme une réforme majeure du système scolaire au Bénin. L’objectif de cette réforme est de doter le Bénin d’un système scolaire assez performant pour atteindre les Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’Organisation des Nations Unies (ONU) d’ici 2030 ; Objectifs dont le Bénin est partie prenante. Plus spécifiquement, cette réforme vise à reconstruire les programmes d’études sur une base socioconstructiviste afin que les élèves acquièrent un ensemble de savoir, de savoir-faire et de savoir-être leur permettant de résoudre des problèmes liés à des classes de situations. Ainsi, ils développent des compétences ouvertes et adaptatives ; ces compétences devraient les rendent aptes à faire face aux enjeux sociaux du monde du travail et de l’entrepreneuriat (Agbodjogbé, Amade-Escot, Attiklèmè, 2013).

 

 


 

Mais trente ans après l’adoption de l’APC dans le système scolaire du Bénin, des voix s’élèvent pour affirmer l’échec de ce projet pédagogique qui continue de susciter des débats controversés (Agbodjogbé, Amade-Escot, Attiklèmè, 2013). Ces débats ont inspiré plusieurs travaux de recherche en sciences de l’éducation et en psychologie éducative au Bénin. Nous pouvons mentionner à cet effet les travaux respectifs de Agbodjogbé (2013), Hounkpè (2015) et Ayélo (2015). Le premier, comme un bilan de la mise en œuvre de l’APC au Bénin, affirme que son application « reste très éloignée des objectifs énoncés » (p.509). La seconde, quant à elle, dénonce le fait que les pratiques de l’enseignement ne répondent pas aux principes de l’APC. Le troisième enfin, focalise ses réflexions sur la problématique liée à l’acquisition des compétences à l’école. Il en vient à conclure que l’APC est plus un effet d’annonce que de réalité. Selon lui, le contexte scolaire béninois ne permet pas d’acquérir des compétences à la hauteur de ce qu’exigent les entreprises. Cette hypothèse est aussi partagée par Thiam et Chnane-Davin (2017) qui pensent que l’APC est un simple « label pédagogique » qui ne saurait être considéré comme une panacée dans tous les contextes. 

En 2014, l’atelier thématique préparatoire au IIème forum sur l’éducation au Bénin affirme que : « tout le monde s’accorde à reconnaître que l’APC n’a donné jusqu’ici que de piètres résultats, à en juger la performance et le niveau des apprenants (Conseil National de l’Éducation au Bénin, 2014, p.88). Des études visant à évaluer la mise en œuvre de l’APC au Bénin convergent vers la même conclusion : une analyse comparative des différentes évaluations sur la mise en œuvre de l’APC conclue elle aussi que l’échec de l’APC au Bénin est essentiellement imputable à la mise en œuvre dans les classes et ne remet aucunement en cause la pertinence et l’efficacité de l’approche (Coovi, 2019). 

 

  1. Vers la problématique de la recherche

 

En nous appropriant les conclusions des études que nous venons de signaler et du fait que ces études mettent l’accent sur les problèmes liés à l’implémentation de ce programme dans les classes, nous nous interrogeons sur l’apport des enseignants dans la mise œuvre de l’APC au Bénin. Ainsi, en utilisant la théorie des représentations sociales, nous fondons notre réflexion sur la question suivante : quelle est la représentation de l’éducation chez les enseignants du secondaire au Bénin et comment cette représentation influence-t-elle leur pratique par-delà les prescriptions pédagogiques liées à l’APC ? 

Selon Abric (1994), la représentation fonctionne comme un système d’interprétation de la réalité qui régit les relations des individus à leur environnement physique et social et elle conduit leur comportement ou leurs pratiques. Autrement dit, « la représentation est un guide pour l’action, elle oriente les actions » (p.18). En inscrivant cette théorie dans la pratique pédagogique, nous pouvons retenir avec Kant (1724-1804) que c’est la représentation que l’on a de l’éducation qui inspire la méthode pédagogique qui est utilisée. Autrement dit, c’est l’idée de l’éducation qui fournit la norme de la pratique éducative (kanz, 2012). Dans cette perspective, la pratique comme un « passage à l’acte » est toujours subordonnée à certaines représentations sociales de l’objet (Flament et Rouquette, 2003). Considérant que la pédagogie de l’APC met l’accent sur l’autonomie de l’élève dans la construction personnelle de la connaissance, alors que les enseignants ont plutôt une représentation de la pédagogie centrée sur la transmission des connaissances de l’enseignant vers l’élève (Alabi, 2019), nous faisons l’hypothèse qu’il existerait une différence entre la vision de l’éducation sous-jacente à l’APC et les représentations de l’éducation[1] chez les enseignants du Bénin ; représentations qui induiraient une pédagogie particulière différente de celle que propose l’APC.

  1. Présentation du cadre méthodologique

3.1. Recueil des données 

Se situant dans une perspective pluriméthodologique (Abric, 1996), cette recherche convoque deux méthodes d’investigation qui se complètent mutuellement selon Beaud et Weber (1997) : l’entretien semi-directif et l’observation. Ainsi, nous avons interrogé et ensuite observé 10 enseignants dans 5 différents collèges situés dans 4 départements du Bénin. Le tableau ci-dessous présente en guise de synthèse quelques caractéristiques sociologiques des collèges visités ; et des enseignants interrogés puis observés en situation de classe :

Tableau 1 : Critères descriptifs des enseignants et établissements impliqués dans l’investigation

Départements

Communes

Collèges

Classes observées 

Effectif élèv.

 

 

 

Atlantique 

 

 

Abomey-Calavi

 

Le Plateau [2]

6e

55

5e M1

50

4e M6

43

Agassagodomè

5e

50

 

Allada

 

Sékou 

6e C

45

6e B

44

3e A

43

Kpomassè

Dédomè

4e A

42

Littoral 

Cotonou

Sègbèya.

4M12

45

3e L5

45

Total :       2

4

5

10 classes/profs

462 élèves.

         Comme on le constate sur le tableau, la recherche a pris en compte deux départements du Bénin : le littoral et l’atlantique. Nous avons choisi ces deux départements pour la place importante qu’ils occupent dans les dispositifs d’expérimentation et d’évaluation des Nouveaux Programmes d’Étude (NPE) au Bénin. En effet, avant sa généralisation dans tout le Bénin, l’APC a été d’abord testée dans ces deux départements (Ayélo, 2015). Ce statut de départements stratégiques qui disposent de longues expériences dans la mise en œuvre de l’APC au Bénin a été un critère déterminant dans leur choix comme terrain de cette recherche. Par contre, le choix des collèges et des enseignants s’est fait par le critère de disponibilité. Les collèges choisis sont ceux dont les responsables ont accepté de participer à l’enquête. De même, les enseignants interrogés sont ceux qui ont été observés sur la base de leur disponibilité.    

3.2. Traitement et analyse des données 

 

Le traitement des données est réalisé en deux volets : le traitement des données de l’entretien et celui de l’observation. 

 

Après enregistrement, transcription et codage, nous avons soumis le résultat des différents entretiens à l’analyse du logiciel IRaMuteQ (Ratinaud 2003). Cette application est une interface de R pour les analyses multidimensionnelles de textes et de questionnaires. Les étapes successives de lemmatisation et de segmentation opérées par IRaMuteQ nous permettent de réaliser deux analyses à savoir : la classification hiérarchique descendante des données (CHD) et l’analyse factorielle des correspondances (AFC). Dans les limites de cet article, nous présenterons uniquement les résultats de l’analyse factorielle des Correspondants (AFC) issue du traitement automatisé du discours des enseignants. Elle nous permet de dégager les différentes tensions organisatrices des propos recueillis au cours des entretiens.

 

Notre observation s’est essentiellement focalisée sur les facteurs qui favorisent les conditions de transmission du message de l’enseignant vers l’élève : il s’agit entre autres de l’organisation spatiale de la classe et les interactions verbales. Mais nous rendrons ici uniquement compte de l’analyse de l’interaction verbale entre les apprenants et les enseignants : car l’impact des interactions verbales s’avère substantiel dans l’efficacité d’une méthode pédagogique (Bressoux, 1990). L’analyse de ces interactions verbales a été réalisée à travers la grille de Flander (1973). La grille de Flander repose sur : 

 

 

Tableau 2 : Les catégories et les codes d’analyse d’interactions dans une situation de classe, établis par Flander (1973)

 

 

 

Enseignant 

 

Réponse 

1

Accepte les sentiments de l’apprenant

2

Encourage l’apprenant et fait son éloge 

3

Accepte et utilise les idées de l’apprenant 

Question 

4

Questionne l’apprenant sur le fond à partir de l’idée de l’enseignant

 

Initiative 

5

 Cours magistral : exprime ses propres idées ou celle d’une autorité

6

Donne des directives : commandement et ordre que l’apprenant doit respecter

7

Critique ou justifie l’autorité, élève la voix, reprend l’apprenant afin de le ramener à l’ordre. 

 

Élève 

Réponse 

8

Répond aux questions de l’enseignant, 

Initiative

9

L’apprenant exprime ses propres idées, réfléchit et partage les fruits de ses réflexions, lance un nouveau sujet, échange avec l’enseignant et ses camarades sur les réponses à retenir

Silence 

10

Silence : zone de confusion ou de silence qui échappe à l’observateur

 

Notre analyse consiste à calculer le pourcentage de temps de cours accordé à chaque catégorie par les enseignants en situation de classe. L’enregistrement audio des séances a permis de vérifier la justesse du temps attribué à chaque catégorie. Lorsque le pourcentage du temps accordé aux catégories 1 à 7 est élevé, cela signifie que la méthode de l’enseignement est plus centrée sur l’enseignant « omniscient » qui ne laisse aucune autonomie aux apprenants. Ce qui est contraire à la pédagogie APC. Par contre, lorsque l’enseignement est centré sur l’apprenant et que l’autonomie lui est accordée pour développer ses compétences, comme le prescrivent les stratégies pédagogiques APC, les catégories 8 et 9 ont le pourcentage du temps plus élevé. Chacune des 10 classes a été observée pendant une durée de 30 minutes. 

  1. Résultats  

 

Les résultats issus des différentes analyses se présentent comme suit :

 

  1. Les représentations de l’APC chez les enseignants du Bénin à la          lumière de leurs discours issus des entretiens

 

Le logiciel susmentionné a dégagé de l’analyse du discours des enseignants un corpus final (5717 occurrences, 852 lemmes) qui est fractionné en 163 segments de texte dont 114 sont analysés, soit 69,94 % du corpus. Ces analyses mettent en évidence différents univers lexicaux présents dans le discours des enseignants à partir des mots utilisés par ces derniers. Ainsi, nous avons obtenu 5 classes de discours catégorisées ici par ordre d’importance : 

 

•          Classe 3 (26,3 %) : l’APC et les réalités du contexte de son application.

•          Classe 2 (21,1 %) : la relation enseignant-élève.

•          Classe 4 (20,2 %) : l’enseignant idéal.

•          Classe 5 (17, 5 %) : le message à faire passer.

•          Classe 1 (14,9 %) : de l’enseignement à l’accompagnement.

 

            La synthèse de la classification hiérarchique descendante des données (CHD) et de l’analyse factorielle des correspondances (AFC) permet d’appréhender les différentes dimensions de la représentation de l’éducation et de l’APC chez les enseignants au Bénin.

 


 

Figure 1 : différentes tensions dans le discours des enseignants sur l’APC

Explication à partir des différents facteurs identifiés : 

 

Facteur 1, horizontalement : entre pratique réelle et prescription

 

Ce premier facteur semble révéler dans le discours des enseignants une tension entre la pratique réelle et la prescription : tension entre l’APC, un programme d’étude prescrit par l’autorité en vue d’opérer un changement dans le système éducatif du Bénin (classe 3), et les réalités concrètes de la pratique en classe (classes, 1, 2, 4 et 5). Nous apercevons dans le discours des enseignants une tension entre la volonté de réussir l’objectif de l’enseignement (que les enseignants appellent le message à passer : classe 5) d’une part et le souci de rester conforme à la prescription d’autre part. Un enseignant affirme à propos : « certes, l’APC demande à l’enseignant d’être un guide. Mais la densité du programme et le souci d’atteindre les objectifs fixés font que l’enseignant enseigne encore à la manière traditionnelle pour mieux avancer. Pour dire la vérité, nous pratiquons un mélange de programmes ». Ainsi, pour les enseignants interrogés, il semble exister une distance entre la volonté d’instruire les élèves selon les normes de l’APC et l’expérience de la pratique en classe : entre les deux volontés se dressent non seulement des problèmes d’ordre matériel, mais aussi des obstacles culturels liés à la conception même du rôle et de la posture de l’enseignant dans la classe (classe 4 et 2). 

 

Facteur 2, verticalement : entre pédagogie centrée sur l’enseignant et pédagogie centrée sur l’élève 

 

Le second principe organisateur du discours des enseignants interrogés est représenté par le deuxième facteur verticalement. Nous faisons l’hypothèse qu’il propose une tension entre le discours relatif à la pédagogie centrée sur l’enseignant et le discours relatif à la centralité de l’élève (puérocentrisme). Autrement dit, une tension entre une vision de coconstruction où l’enfant est pris comme le centre de la pédagogie et une vision de transmission. Dans la vision de transmission, l’enseignant adopte la posture de l’adulte qui transmet à ses élèves un certain nombre de notions, de savoir-faire et des valeurs (classe 4). Le propos d’un enseignant est expressif à ce sujet « pour moi, le but de l’éducation à l’école est de transmettre la connaissance, le savoir-faire, le savoir-vivre, afin de permettre à l’élève d’acquérir des aptitudes aussi bien professionnelles que morales ». Dans cette logique, l’enseignant pense transformer l’élève au moyen de ce qu’il enseigne (classe 2) et se place à la fois comme un modèle et une courroie de transmission entre l’objet et l’élève. Un enseignant affirme à ce propos « « L’élève c’est pour moi une matière brute. Je l’assimile au bois d’un sculpteur. C’est un bois que l’enseignant est appelé à transformer, un bois auquel on doit donner une forme attractive donc c’est une matière brute qu’on doit modeler » mais l’introduction de l’APC semble se passer comme une mise en cause de la vision de l’autorité magistrale de l’enseignant (Not, 1980) et instaure une nouvelle relation pédagogique. Pris entre les deux méthodes les enseignants font souvent le choix de continuer à utiliser la méthode qu’ils maîtrisent pour réussir leur activité pédagogique (classe 5) : « dans la théorie l’enfant est au centre du savoir, mais dans les faits, c’est l’enseignant qui donne ce qu’il faut retenir donc il joue toujours un rôle central. ».

Au total l’analyse du discours des enseignants semble révéler deux visions différentes de l’enseignement : la première vision est celle que propose l’APC. Elle est une vision de coconstruction. Elle va de pair avec la pédagogie centrée sur l’apprenant (puérocentrisme) ; la seconde vision est celle que conçoivent les enseignants. Elle est une vision transmissive et horizontale de l’enseignement ; vision inspirée de la conception traditionnelle où l’enseignant joue à la fois le rôle de maître omniscient, de parent et donc d’éducateur. C’est bien ainsi qu’est appréhendé la relation éducateur-éduqué au Bénin. En témoigne le proverbe béninois qui affirme « un vieillard assis voit plus loin qu’un jeune debout ». Le jeune qui veut avancer doit donc s’humilier et se laisser modeler par l’autorité (le vieillard représente l’autorité et la sagesse).   Dans cette vision de l’éducation, l’enfant est juste perçu comme une argile dans la main du potier qu’est l’enseignant. Quel est alors l’impact d’un tel conflit de représentation sur la pratique réelle des enseignants en contexte de mise en œuvre des prescriptions pédagogiques de l’APC ? C’est à cette question que répond l’observation des enseignants interrogés en situation de classe.

 

  1. De l’injonction à la pratique réelle : synthèse des résultats de    l’observation des enseignants en situation de classe

Par souci de synthèse, nous avons présenté un récapitulatif des résultats de toutes les classes en faisant la moyenne des pourcentages obtenus par chaque catégorie chez les dix enseignants interrogés. Ce récapitulatif est présenté dans le tableau suivant : 

Tableau 2 : Synthèse de l’observation des interactions verbales entre enseignants et apprenants dans les 10 classes observées 

 

 

 

Classes 1-10

Protagonistes de l’interaction (enseignant-apprenant)

Les critères d’observation 

Les catégories d’interaction observées en situation de classe

Moyenne en pourcentages d’une durée de 30 min d’observation des classes

 

Enseignants 

Réponse 

Questionnent les apprenants sur la méthode et le fond ou la méthode à partir de leurs idées (cat 4)

15, 6 %

Initiative

Font cours et donnent des directives (cat. 5 et 6)

79,3 %

 

Apprenants 

Réponse

Répondent aux questions des enseignants avec la possibilité d’expression de leurs propres pensées très réduite (cat.8)

 

9, 4 %

Initiative 

L’initiative de la parole : exprime sa propre idée, lance un autre sujet (cat 9)

5,7 %

 

Ces résultats révèlent un écart entre la pédagogie prescrite par L’APC et la pratique réelle des enseignants en situation de classe : le constat sur le tableau est que la catégorie initiative de l’enseignant totalise à elle seule 79, 3 % du temps de l’enseignement. Ce qui amène à penser que les enseignants observés consacrent plus de temps pour leur cours et sont dans une pédagogie plus directive et magistrale alors que le modèle pédagogique APC est plus dans une perspective de coconstruction. Dans la pédagogie magistrale, la pensée et les idées de l’enseignant sont prioritaires et l’apprenant a très peu d’espace de liberté d’expression et d’initiative. De fait, à peine 5,7 % du temps de l’enseignement est accordé à l’expression des apprenants. Dans cette condition, l’activité des apprenants est réduite à répondre aux questions que les enseignants leur posent de temps en temps. On comprend pourquoi la catégorie 8 (réponse de l’élève) a obtenu une moyenne de 9,4 % du temps de cours.  

Les analyses inspirent l’hypothèse selon laquelle les enseignants observés sont plus orientés vers une méthode pédagogique directive et de cours magistraux. Or les approches théoriques de l’enseignement basées sur l’APC invitent à passer d’une posture du maître « sachant » et directif, toujours à l’initiative, à une posture de l’enseignant « médiateur » entre le savoir et l’apprenant ; une posture de l’enseignant qui laisse peu à peu la place à l’initiative de l’apprenant ce qui permet à celui-ci de révéler et développer ses propres potentialités. Le constat fait est que les enseignants observés sont plus dans une posture centrée sur eux-mêmes.   

Discussion

Notre recherche nous a permis de questionner « la manière de penser » des enseignants par rapport aux représentations de l’APC. Ces manières de penser ont mis en lumière les représentations des enseignants, les valeurs qu’ils attachent à l’enseignement et comment ils l’intègrent à leur contexte professionnel. Nous avons pu comprendre leur propos à la lumière de leur « manière d’agir » en contexte de l’APC ; c’est-à-dire leur manière d’appliquer les préconisations pédagogiques de l’APC en situation de classe. En effet selon Marcel (2002, cité par Lescouarch, 2008), la pratique enseignante est à la fois une « manière de penser investie dans des manières d’agir » (p.81). Dans cette perspective, Fabre (2014) affirme que « la pédagogie est une théorie issue de la pratique et pour la pratique » (p.502). Cela signifie qu’il existe une relation entre la réflexion théorique sur la pédagogie et la pratique réelle, de sorte que l’une ne va pas sans l’autre. C’est-à-dire, la manière de penser l’éducation conduit à une pédagogie spécifique et vice versa

Il ressort de ce qui précède que la pratique concrète des enseignants est en lien avec leur représentation éloignée des prescriptions de l’APC. Ainsi, les enseignants béninois, étant culturellement moulés dans un système éducatif où l’adulte est toujours détenteur de la vérité et où l’enfant a besoin d’être guidé par celui-ci (Hounpkè, 2015), ne semblent pas se représenter un apprentissage autogéré et autoconstruit par l’élève comme le suggèrent les principes de l’APC et ce fait influence sans doute leur pratique pédagogique en situation de classe. L’échec de la mise en œuvre de la réforme pédagogique au Bénin pourrait alors être imputable, entre autres, au fait que les représentations de l’apprentissage chez les enseignants sont en déphasage avec les principes du modèle APC. Ces représentations encore trop ancrées dans les valeurs endogènes pourraient justifier l’écart constaté entre la pratique réelle en situation de classe et la prescription. Nos résultats semblent compatibles avec les réflexions de Moscovici (1984) et d’Abric (1996) qui pensent que les pratiques sont dépendantes des croyances idéologiques et des représentations. 

Conclusion

Nous retenons de cette recherche que les représentations de l’apprentissage chez les enseignants béninois interrogés ont un ancrage traditionnel et culturel : un apprentissage transmissif ou l’enseignant comme tout adulte est une autorité qui transmet à l’apprenant ce qu’il pense être meilleur pour lui. L’apprenant obéit et imite l’adulte et ne parle que si la parole lui est donnée. C’est dans cette perspective que les enseignants interrogés vont jusqu’à comparer l’apprenant à une argile dans la main de l’enseignant qui serait le potier. Une telle conception de l’apprentissage peut bien être un frein à la mise en œuvre de l’APC qui s’inscrit plutôt dans une dynamique de coconstruction du savoir entre les apprenants et l’enseignant. 

Ainsi, nous tirons la conclusion que le modèle APC ne peut réellement atteindre les objectifs visés au Bénin que dans la seule mesure où les enseignants changent de mentalité par rapport à l’APC et se l’approprient réellement en situation de classe. Cela passe par un travail permanent de dialogue, de formation et d’information de la part des autorités en charge l’éducation. A cet effet, nous faisons nôtre cette réflexion de Weinstein (2020) qui pense que le succès d’une réforme éducative exige un dialogue démocratique authentique et ouvert à toutes les parties prenantes du système scolaire. Il constitue un espace de négociation et d’articulation des intérêts et des convictions qui permet à une réforme de recevoir l’aval de tous les acteurs impliqués dans la mise en œuvre de la nouvelle réforme. 

 

Références bibliographiques

 

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[1] Le mot « éducation » est pris ici dans son sens étymologique qui veut dire « guider hors ». Dans ce sens il signifie l’apprentissage et le développement des facultés intellectuelles et morales d’une personne. Ce mot désigne aussi le résultat de cette action.  

[2] Nous n’avons pas anonymé les collèges avec l’accord des responsables.